Le Petit Thalamus de Montpellier

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Les annales occitanes, introduction historique

par Vincent Challet (CEMM)

Les avenimens

Elles sont en effet le fruit de la fusion de deux ensembles à l’origine distincts, d’une part, celui des Fastes consulaires qui ne consistent qu’en l’énonciation, année après année, des noms des magistrats urbains, suivis de ceux de leurs principaux officiers et, d’ autre part, une série d’annotations de type historique compilées à part sous la rubrique avenimens. La conservation de telles séries d’événements n’est pas une spécificité montpelliéraine puisqu’on la retrouve à Toulouse, par exemple, où une compilation semblable, quoique non identique, a été insérée en tête du cartulaire de Raimond VII. Ces listes ont très certainement une origine monastique ou canoniale (voir, à titre d’exemple, celle élaborée au monastère Saint-Victor de Marseille, à Saint-Sernin de Toulouse ou encore à l’église Saint-Paul de Narbonne) et sont issues de la tradition nécrologique, ce qui explique l’importance accordée aux décès des grands personnages de rang comtal, vicomtal ou seigneurial au sein de ces listes. Assez rapidement pourtant, ces listes vont dépasser le simple stade de l’obituaire pour acquérir un statut mémoriel permettant d’embrasser l’ensemble des épisodes mémorables – au sens propre du terme, c’est-à-dire ceux qu’il convient de garder en mémoire – d’une ville donnée. S’il est toujours délicat de se prononcer sur les influences réciproques qu’ont pu entretenir ces listes d’événements d’une ville à l’autre et d’un lieu d’élaboration à l’autre, il existe en revanche des preuves assez nettes de leur circulation puisque de nombreux avenimens montpelliérains se retrouvent à l’identique dans les listes copiées à Béziers comme à Perpignan. Cela semble plaider en faveur d’un modèle plus ou moins partagé qui, au fur et à mesure de sa circulation, subit retranchements, ajouts et adaptations en fonction du milieu au sein duquel il est reçu : ainsi en va-t-il notamment des consécrations épiscopales ou des décès des prélats qui ne sont généralement pas repris dans une autre ville que celle de leur diocèse. De telles compilations annalistiques furent à l’origine rédigées en latin même si nous n’en conservons aucune trace pour Montpellier : la plus ancienne liste d’avenimens figure en effet dans le manuscrit, daté d’après 1258, conservé à la Bibliothèque Royale de Bruxelles, qui est également le premier de la série à être rédigé en occitan et non plus en latin. Mais il n’est évidemment pas anodin de relever que c’est très précisément au moment où le consulat choisit délibérément l’occitan comme langue de l’administration qu’il décide également d’insérer au sein de ses registres de gouvernement quelques dates qui lui permettent de resituer la genèse urbaine – et partant, celle du consulat – au sein d’une histoire méridionale plus générale.

Le caractère exceptionnel de cet ensemble réside donc moins dans la singularité de chaque liste que dans la pluralité des manuscrits conservés : aucune liste, en effet, - on en conserve quatre différentes, auxquelles il convient d’ajouter la dernière version du manuscrit AA9 – n’est exactement semblable à une autre, ce qui permet d’observer dans le détail la recomposition mémorielle à laquelle se livre le consulat à chaque rédaction d’un nouveau registre et les orientations nouvelles d’une ville qui, peu à peu, se dégage de l’emprise seigneuriale – celle des Guilhèms – pour s’insérer dans l’horizon aragonais puis s’intégrer pleinement au royaume de France, les mentions des rois de France se faisant plus présentes dès le règne de Louis IX et la fondation d’Aigues-Mortes, bien avant donc l’acquisition par Philippe le Bel de la part épiscopale en 1293. L’édition électronique présentée ici permet donc, pour la toute première fois, de mettre en regard les différentes versions d’un même événement, chaque version correspondant à un moment particulier de l’histoire politique montpelliéraine. L’exemple le plus spectaculaire de telles variations est sans doute l’effacement volontaire des listes du souvenir de la révolte de 1141 à la suite de laquelle les bourgeois de Montpellier chassèrent de la ville Guilhèm VI, contraint de se réfugier à Lattes, et se dotèrent de leurs premiers consuls. Si le manuscrit H119de la Bibliothèque de la Faculté de Médecine de Montpellier donne une version très circonstanciée des événements ‒ En l’an de M e C XLI giteron los homes de Montpelier en G. de Montpelier de la vila et s’en anet a Latas, e duret la batalha ii ans. E.l coms de Barsalona rendet li la vila, per assetge. Et adonc valian X favas I denier. E.l coms de Barsalona basti la torre de Montpelier ‒, en revanche, le manuscrit AA9 les réduit à la simple expression d’une cherté – valian en Montpellier X favas I denier ‒ sans même préciser qu’elle est consécutive au siège mené par Guilhèm VI et le comte de Barcelone, Raimond Bérenger IV. Encore en garde-t-on une trace dérisoire et résiduelle certes, mais une trace tout de même.

Tel n’est pas le cas de maints épisodes liés à cette « grande guerre méridionale » qui opposa tout au long du XIIe siècle les comtes de Toulouse de la maison raimondine et leurs alliés aux comtes de Barcelone, soutenus par les Trencavels… et les Guilhèms. Là encore, un seul exemple suffira : le manuscrit de Bruxelles rapporte, sous l’année 1181, la capture du vicomte de Nîmes et d’Agde par l’un des alliés du comte Toulouse, Pons Gaucelm, seigneur de Lunel, puis sa mise à rançon par Raimond V. En revanche, cette mention disparaît par la suite, faute d’actualité et de nécessité de se souvenir d’un tel épisode. De manière plus générale, l’évolution chronologique montre un détachement de plus en plus marqué des annales consulaires vis-à-vis de la seigneurie des Guilhèms, peut-être en raison de l’opposition seigneuriale à l’émergence du consulat en 1141 et du refus des Guilhèms d’accorder un consulat à leur ville alors que des cités comme Nîmes et Toulouse possédaient le leur depuis le milieu du XIIe siècle. Le manuscrit le plus récent, composé vers 1330, ne conserve ainsi que bien peu de choses de cette histoire dynastique et seigneuriale.

Au sein du manuscrit AA9 des Archives Municipales de Montpellier, ces avenimens subsistent mais seulement de manière résiduelle et marginale. De manière résiduelle tout d’abord, sous la forme d’une brève liste d’événements antérieurs à 1204, réduite à très peu de choses et placée juste avant le début des listes consulaires. De manière marginale surtout, puisque ces mentions narratives ont été rapportées, année après année, en marge des années correspondantes, occupant d’ailleurs aussi bien les marges latérales que les marges supérieures et inférieures. Or, ces événements viennent ponctuer le texte principal jusque très tardivement puisque la dernière de ces notes marginales peut être datée très précisément de 1350 (fol. LXXXXIV v°) . Cette année-là, tandis que le texte principal rapporte que Jean II le Bon fut fait roi de France, une longue note marginale vient préciser qu’en 1350 mourut Philippe VI, roi de France, et que devint roi son fils Jean lequel vint, la même année à Montpellier. Il existe encore certes par la suite des annotations en marge mais elles sont de nature fort différente puisqu’il s’agit dès lors de simples corrections visant à rapporter en marge des omissions du texte principal. Cela étant, le fait que des notes marginales soient reportées jusqu’en 1350 laisse supposer l’existence d’une liste d’avenimens poursuivie jusqu’au milieu du XIVe siècle mais qui ne s’est pas conservée et n’a pas été intégrée dans le manuscrit AA9, ce qui constitue une rupture avec les manuscrits précédents.