L’an MLXXXVIII, los crestians prezeron
Barsalona
. Ainsi s’ouvre, dans le manuscrit AA9 du Petit Thalamus composé à
partir de 1334, l’énumération des avenimens
qui précède les listes consulaires. Il s’agit là d’un choix opéré au
début du XIVe siècle par le rédacteur au sein
d’une matière plus abondante puisque les quatre listes conservées,
toutes antérieures, prennent comme point de départ, sinon la Nativité du
Christ, du moins la mort de Charlemagne, datée de 809. Or le scribe
accomplit un premier déplacement en ouvrant la mémoire montpelliéraine
sur la prise – ici mentionnée à rebours – de Barcelone par Al-Mansûr.
L’inscription en tête de cette liste du désastre subi par le comte
Borell atteste certes des longues relations établies entre Montpellier
et la famille comtale barcelonaise, devenue par le biais du mariage
entre Pierre II d’Aragon et l’héritière de la dynastie des Guilhèms
Marie de Montpellier, maîtresse de la ville à partir de 1204. Elle
témoigne aussi d’influences réciproques entre historiographies occitanes
et catalanes puisque, si les listes d’événements montpelliérains furent
à l’origine de la chronique de Perpignan, c’est en revanche dans le
comté de Barcelone que la date de 985 isolée, placée en tête des
chroniques
s’imposa au cœur et à l’origine de
l’histoire catalane
(M. Zimmerman11. Actes des
congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement
supérieur public, 1977 , « La prise de Barcelone par
Al-Mansûr et la naissance de l'historiographie catalane », , pp. 191-218).
Personne, en revanche, n’a souligné que la date du sac de Barcelone – non
pas la date erronée de 1088 livrée par les manuscrits montpelliérains
mais la date réelle de 985 – correspondait très exactement à l’année où
le nom de Montpellier faisait sa toute première apparition dans un
document écrit : c’est en effet par une charte datée du 25 novembre 985
que Bernard, comte de Melgueil, et son épouse firent donation à un
certain Guilhèm d’une terre située in terminium
villa Montepestelario
. La coïncidence est trop troublante
pour que l’on ne s’y arrête pas un instant puisque l’année 985 apparaît
à la fois liée à la naissance de la ville et à celle de son
historiographie mais, dans ce dernier cas, de manière dissimulée,
presque sournoise, la date réelle étant recouverte par la date factice
de 1088. Qu’à Montpellier, comme ailleurs, l’historiographie remonte aux
origines de la ville n’a rien de surprenant, suivant en cela le modèle
éprouvé du ab Urbe condita, mais, ici,
le consulat choisit d’occulter délibérément la première occurrence du
nom de la ville derrière la fausse évidence de la prise de Barcelone en
une sorte de jeu d’ombre conscient se servant du masque barcelonais pour
dissimuler la fondation urbaine et, partant, le rôle clef joué par la
dynastie des Guilhèms. À l’évidence, un tel jeu de cache-cache ne
pouvait être compris que par un nombre restreint de lecteurs et suppose
la préservation de la mémoire de la charte de donation. Or, une
transcription de cet acte fut inscrite au début du XIIIe siècle dans le Liber Instrumentorum
Memorialis, cartulaire qui recueillit des copies de chartes
en relation directe avec la seigneurie des Guilhèms et plusieurs des
premiers consuls avaient été impliqués dans le gouvernement sous le
règne des derniers Guilhèms, ce qui leur valait de connaître la date
exacte de cette charte initiale. Dans ce schéma, l’allusion au sac de
Barcelone n’aurait en réalité rien à voir – ou presque – avec cet
événement mais n’aurait d’autre objet que de préserver, à la manière
d’un fantôme du souvenir
(P. Geary22. Phantoms of remembrance :
memory and oblivion at the end of the first millennium,
Princeton, Princeton University Press, 1994 , ) , la date
des origines urbaines.