Le Petit Thalamus de Montpellier

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Les annales occitanes, introduction historique

par Vincent Challet (CEMM)

Une ville pour deux royaumes : Montpellier entre Aragon et France

Que le roi d’Aragon Pierre II soit devenu en 1204 seigneur de la ville constitue un événement capital que la chronique reflète. Les versions les plus anciennes du Petit Thalamus attestent pour l’ensemble du XIIe siècle d’une profonde insertion de Montpellier dans l’espace languedocien et prêtent une grande attention à la « grande guerre méridionale » qui opposa pendant près d’un siècle les comtes de Toulouse à ceux de Barcelone et à leurs alliés, dont les Guilhèms. La plupart de ces épisodes disparaissent cependant de la version ultime réalisée en 1334 et qui ne retint que les événements en lien direct avec des terres relevant de la couronne d’Aragon. Le rédacteur mit donc l’accent sur les expéditions militaires conduites par les comtes de Barcelone au cours du XIIe siècle contre les Musulmans : figurent dans la liste la première conquête d’Ibiza opérée par Raimond Bérenger III en 1114-1115, la prise d’Almeria en octobre 1147 et celle de Tortosa en 1149, œuvres de Raimond Bérenger IV, comte de Barcelone et de Provence. Autant de victoires dont le souvenir fut conservé parce qu’elles participaient de la geste des rois d’Aragon et de ceux de Majorque. Plus généralement, à partir de 1204, les annales portent une attention soutenue aux progrès de la Reconquista et à l’espace aragonais puis majorquin, tout en dressant un compte rendu détaillé des liens entre Montpellier et les souverains, notamment au cours du long règne de Jacques Ier, natif de la ville.

Or, les relations entre Montpellier et Jacques d’Aragon ne furent pas toujours aussi paisibles qu’on se plaît à les imaginer aujourd’hui. Un conflit sévère opposa en effet la ville à son souverain entre 1252 et 1258, à propos d’une taxe appelée les « oboles de Lattes » sur laquelle le roi tenta de mettre la main. Les consuls s’y opposèrent vigoureusement et, pour ramener la concorde, il fallut que le roi en personne se déplace et, en décembre 1258, en présence de l’ensemble du peuple de Montpellier, délivre une lettre de rémission pour la totalité des actes commis à l’encontre de son autorité. Mais, de cette longue séquence, la version de 1334 ne retint qu’une seule phrase : Et adoncs la composition entre.l rey en Jacme e la vila. Les versions précédentes étaient pourtant moins allusives : alors que le texte latin parle d’une paix conclue entre le roi et l’universitas et de l’échange des serments respectifs, le manuscrit de 1295 évoque le début du conflit et le fait que la cloche du consulat ait résonné pour appeler les Montpelliérains à prendre les armes. Une telle prise d’armes n’était rien moins qu’une rébellion contre le pouvoir royal : il devenait au XIVe siècle embarrassant de rappeler dans un texte officiel ce qui était une offense à la majesté royale. La rébellion montpelliéraine fut donc effacée de la mémoire civique et dissimulée derrière la vision pacifiée d’un simple arrangement entre le roi et la ville.

Une telle solution paraît être l’un des leitmotive de cette vaste entreprise de reconstruction mémorielle : cacher les traumatismes de l’histoire urbaine pour ne retenir que l’image apaisante et unifiée de a continuité d’une communauté placée sous l’égide de ses consuls. Ainsi se dessinent les rouages du complexe montage mémoriel qu’opérèrent progressivement les rédacteurs successifs du Petit Thalamus. Leurs reconstructions mémorielles visaient à gommer les aspérités de l’histoire au profit d’un récit plus fluide, sans rupture, obéissant au rythme presque naturel d’un ordre politique consenti et admis plus que subi. Elles ne faisaient en définitive que contribuer à forger le mythe du consensus politique de la domination urbaine.