Source haute en couleur et particulièrement précise quand elle met en
scène les événements, les pouvoirs et leurs divisions dans la ville,
la chronique est rapidement intégrée dans la fabrication de
l’histoire locale. De ce point de vue, Charles d’Aigrefeuille
(1668-1743) mérite une attention particulière tant son
Histoire de la ville de Montpellier depuis son
origine, suivie de l’histoire ecclésiastique de
la ville (1737-1739), plusieurs fois rééditée, marque
durablement l’historiographie. Issu d’une famille de grands
officiers royaux, son père est trésorier de France11. Des éléments de présentation biographique de Charles
d'Aigrefeuille sont développés dans les additions de la réédition par
de l’Histoire de la ville de
Montpellier, tome 1, Montpellier, Coulet, 1875, p. 739 ;
voir aussi la notice d' , Charles de Grefeuille et
sa famille, Montpellier, impr. Boehm et fils, 1860, 62 p.
; , Biographie
universelle ancienne et moderne, 1843, tome 1, Paris, Desplaces,
1843, p. 268., il devient chanoine de
l’église cathédrale de la ville après des années d’études et
d’enseignement au collège jésuite de Toulouse. Il termine son cursus
en théologie à Paris puis à Bourges. À la suite des travaux de Pierre
Gariel22. , Estat véritable des
affaires ecclésiastiques dans la ville de Montpelier, présenté par un
prestre du diocèse, Montpellier, impr. D. Pech, 1665, 103
p. ; du même, Idée de la ville de Montpellier,
recherchée et présentée aux honnêtes gens. Par Pierre Gariel doyen des
chanoines en l'église cathédrale de la même ville, Montpellier,
par Daniel Pech imprimeur du Roy, de Monseigneur l'évesque & ladite
ville, 1665., Charles d’Aigrefeuille se consacre à l’histoire de
Montpellier jusqu’à sa mort. Son œuvre est gigantesque car l’homme a
ses entrées dans les institutions du Montpellier du XVIIIe siècle. Ses livres sentent le parchemin,
l’encre et le papier : Aigrefeuille copie, transcrit, met bout à
bout ces pièces justificatives
qui font
l’histoire33. , Histoire de la
ville de Montpellier depuis son origine jusqu’à notre tems,
préface de l'édition de 1737 (Montpellier, chez Jean Martel), p. I :
J’aurois voulu pouvoir raporter en entier toutes les Preuves de ce
que j'avance, mais ayant confideré qu'il faudroit pour les seules Preuves
plus de Volumes que pour l’Histoire même, je me fuis borné à donner un
Précis des Actes que je cite
.. À propos
des Thalami trouvés dans les archives du consulat,
Aigrefeuille mène d’abord son enquête auprès des mauristes chargés
de l’Histoire Générale du Languedoc en les
questionnant sur les différentes copies conservées à Paris44. , Histoire de la
ville…, op. cit., p. II
: L’Indication que le P. Lelong a donné de tous ces Manuscrits, me fit
naître l'envie de les connoître : je fis prier le R. P. Vaissette l'un des
Auteurs de l’Histoire Générale du Languedoc, de me donner quelques
Eclaircissemens fur tous ces Manuscrits, il me répondit obligemment que ce
n'étoient que des Copies de notre Petit-Talamus, quoique fous diferens
Titres ; car, celui du Roi a pour Titre, Chronique de la Ville de
Montpellier, depuis 1192 jusqu'en 1390 copié par Jean Fabry,
Lieutenant-Particulier en la Cour du Prefidial de cette Ville en 1566. Celui
de Colbert eft appellé, Sommaire des Chofes historiales concernant la Ville
de Montpellier jufqu'en 1521, Enfin, par l'Abrégé que les Jefuites de Paris
m'ont envoyé de leur Manufcrit, fous le Nom de Chronique Statuts de la Ville
de Montpellier, j'ai été convaincu que ce n'étoit autre chofe qu'une Copie
de nôtre Petit-Talamus.
. Si d’Aigrefeuille dispose
de la dernière copie du registre, comportant la chronique française,
Dom Vaissette utilise des versions antérieures, rédigées avant les
additions du XVIe siècle. Autant
l’Histoire Générale du Languedoc ignore
logiquement la chronique française, car le seul exemplaire connu est
demeuré à Montpellier, autant celle-ci est abondamment utilisée par
Charles d’Aigrefeuille, qui la considère comme un livre
historique
55. , Histoire de la
ville…, op. cit., p. II
: Le Petit-Talamus qu'on peut regarder comme un Livre Historique, raporte
les Elections des Consuls & les Evénemens remarquables arrivez dans la
Ville fous leur Consulat ; il commence en 1104. & continue sans
interruption jufqu'en 1418. Nos Ancêtres le reprirent en 1501 & parce
que le Langage Catalan dans lequel il avoit été écrit, n'étoit plus en ufage
parmi nous, on fit alors une Traduction du Catalan que nous avons encore
avec l'Original ; de là vient que dans mes Citations je me sers des paroles
de la Traduction plutôt que de l'Original qu'on avoit peine à entendre,
& je n'employé le Catalan qu'en deux ou trois occasions, pour faire voir
le changement arrivé à nôtre Langage Vulgaire. Ce Livre a été de tout tems
fi fort recherché qu'on en voit des Extraits dans le Cabinet de plusieurs
Particuliers, & que les Copies qui en furent faites par nos Ancêtres ont
trouvé place dans la Biblioteque du Roi, dans celle de Colbert & du
Colège de Louis le Grand
. .
Le Petit Thalamus et l’Histoire de la ville de Montpellier adoptent le découpage du temps par année et leur ressemblance n’en devient que plus évidente. De plus, la chronique française sert bien souvent de matière première à l’Histoire de […] Montpellier, qui reprend de manière massive et répétitive la chronique à travers de longues citations. Pour les années 1533, 1536, 1538 et 1542, pour ne prendre que ces quelques années, l’ouvrage d’Aigrefeuille et le Petit Thalamus semblent se confondre tant les citations sont longues, tant les renvois sont discrets, tant les mots se mêlent et s’emmêlent. Si le Petit Thalamus est abondamment cité par d’Aigrefeuille, en revanche ses auteurs ou ses commanditaires n’apparaissent pas : ni les consuls, ni les greffiers, dont on connaît le rôle de premier plan dans l’écriture du Petit Thalamus, ne sont identifiés. Sans auteurs, la chronique apparaît comme un récit objectif des événements.
Cette intégration de la chronique française comme une œuvre quasi anonyme n’est pas sans conséquence sur les productions historiographiques ultérieures. La chronique moderne, ainsi dévêtue de tout parti-pris, est fréquemment réutilisée, pas toujours citée, comme un catalogue de faits à la disposition de la communauté des historiens. En escamotant les partis-pris, d’Aigrefeuille offre pour de longues années à la chronique française une objectivité qu’elle n’a pas, mais qui, derrière l’œuvre historique, peut être mise au service du combat politique et religieux.