L’étude du manuscrit AA9 nous permet de comprendre que l’occitan qui s’y trouve ne doit pas être conçu comme la simple transcription graphique d’une forme orale d’occitan montpelliérain. Le fait que les fonctions notariales du consulat imposent que les notaires soient originaires de la ville de Montpellier ou des environs est, bien sûr, un indice important pour savoir quelle forme d’occitan oral pratiquaient les notaires. Il s’agit sans nul doute du languedocien montpelliérain. Cette forme de langue transparaît d’ailleurs dans certains choix graphiques, mais est loin d’être la règle. La situation est bien plus complexe, puisque la mise en place de l’occitan écrit montpelliérain s’inscrit dans un processus plus général de développement de l’écrit littéraire et de l’écrit pragmatique dont les formes tendent à converger à l’échelle de l’espace occitan.
Même s’il nous est difficile de savoir avec précision à quoi pouvait ressembler l’occitan parlé à Montpellier durant ce Moyen Âge tardif, on doit sans doute déjà y trouver en germe les caractéristiques dialectales qui sont celles que nous connaissons aujourd’hui. Mais il serait réducteur d’imaginer que l’occitan médiéval se limitait à une pratique dialectale de la langue telle que nous en avons hérité aujourd’hui. En dehors de toute confrontation diglossique avec la langue française, l’occitan a dû disposer de divers niveaux de langue adaptés aux divers registres d’expression, comme c’est le cas pour toute langue qui occupe toutes les fonctions de communication dans une société. On ne parlait donc sans doute pas tout à fait le même occitan dans la haute société médiévale que dans les milieux populaires. De la même façon, on n’écrivait sans doute pas l’occitan officiel en prenant modèle sur le parler populaire.
Il est probable qu’un certain nombre de variations graphiques propres
au manuscrit AA9 puissent renvoyer à des registres de langue
distincts ou être les témoins de processus linguistiques de
stratification sociale des usages linguistiques en cours. C’est le
cas sans doute pour l’alternance observable à partir du XIVe siècle entre les graphies ue et uo pour
noter la diphtongaison conditionnée de ᴐ (voir partie
correspondante ci-dessous). De façon similaire, le bétacisme
(réalisation de v en b) qui doit commencer à se
faire entendre dans les formes orales populaires et que stigmatisent
les Leys d’amors au XIVe
siècle, est absent des registres écrits. On pourra tout de même voir
dans la forme maistre Johan Baycelier
en 1400 l’irruption involontaire de
ce phénomène oral alors que le même notaire apparaît à trois autres
reprises sous les formes Vaysselier et
Vaisselier ou encore dans la forme
pabalhon en 1391 isolée au milieu de 35 autres formes de pavalho(n)11. Même si entre 1364 et 1366 on peut déjà trouver
quelques occurrences avec b.. Au XIVe siècle, les compilateurs toulousains des Leys
d’amors ont déjà une idée assez claire de ce qui est
contraire au bon usage de l’époque. Il n’y a pas de raison que cette
sensibilité présente au niveau littéraire n’ait pas également
affecté l’occitan administratif montpelliérain qui se donne à lire
comme un registre élevé de langue. À ce propos, on notera d’ailleurs
que, comme à Montpellier, les Leys d’amors font un
usage quasi généralisé de formes dig ou
fag (issues dans les variétés
septentrionales et orientales d’une évolution secondaire de –CT
latin : jt > ʧ). Ces formes,
inexistantes dans l’occitan actuel de Toulouse, ont dû revêtir un
prestige plus élevé que les formes orales vernaculaires
dit ou fait qui sont les seules qui aient subsisté dans
l’usage oral toulousain. Que ce soit à Montpellier ou à Toulouse, il
ne faut sans doute pas exclure que ces formes écrites prestigieuses,
distinctes des réalisations orales propres au vernaculaire, aient pu
correspondre à un emploi effectif oral par une élite sociale de la
ville qui tenait à établir, plus ou moins consciemment, par ses
choix linguistiques une distance avec les usages populaires et
dialectaux.