Si certains indices permettent de déceler une prise de distance avec des formes orales conçues comme inadaptées au registre officiel écrit du Petit Thalamus, le manuscrit AA9 se caractérise en même temps par une forme de langue modernisée par rapport aux témoins manuscrits les plus anciens du consulat. Ces formes modernes sont sans doute perçues comme plus adéquates aux évolutions phonétiques et morphologiques qui caractérisent la langue du XIVe siècle.
Dans le Petit Thalamus, le registre écrit se
débarrasse définitivement des lambeaux de diglossie qui le
rattachaient encore au latin par certains aspects. Dans les quatre
premières années de la rédaction des listes consulaires du manuscrit
AA9, la datation fait encore usage du latin comme par exemple en
1204 : Anno dominice Incarnationis m ducentesimo quarto, foron cossols
n’Austorc d’Orlhac, en Regort, en Pons Audeguier …
;
mais dès l’année 1208, c’est en
occitan que la date est donnée et ce sera la règle jusqu’à la
dernière année de rédaction des annales : En
l’an de m et ccviii, foron cossols en Johan d’Orlhac…
.
Les autres formes latines encore présentes dans les annales
occitanes représentent majoritairement des citations de sermons ou
se rattachent au lexique liturgique, mais ces dernières formes
pourront finir à leur tour par se soumettre à la morphologie de la
langue occitane que ce soit par leur adaptation au pluriel occitan (
las III Ave Marias del vespre
1317 ) ou par l’occitanisation de
l’adjectif possessif ( dos Pater
nostres
1411 ).
Dans cette tendance à la modernisation de l’occitan écrit, il faut bien sûr apporter quelques nuances. Les scribes du consulat n’en oublient pas pour autant le latin en parant certaines formes lexicales de consonnes pourtant amuïes dans la langue orale (supplicacio, abbat, peccat, etc.), même si ces formes sont assez minoritaires par rapport à des formes généralement plus conformes aux usages linguistiques contemporains. C’est sans doute le lexique liturgique, surtout connu dans sa forme latine, qui est le plus concerné. Au gré des changements de notaires du consulat, on peut voir émerger certaines modes graphiques qui tendent à renouer avec des formes attestées dans les plus anciens manuscrits. C’est le cas par exemple du notaire Pèire Gili qui, dans les années 1360, a tendance à restaurer des formes lexicales anciennes, comme Montpeslier ou Guillem, telles qu’on les trouvait dans les premiers manuscrits occitans du consulat. C’est aussi durant la période d’exercice de ce notaire que l’on voit se multiplier des formes plus étymologiques (apparelhar, cappella, officier, sancta, etc.) . Si le recours à ces formes anciennes peut sans doute apparaître à ce moment-là comme une tentative individuelle de donner une dignité plus grande à la langue par le recours à la tradition la plus ancienne, cette tendance ne résistera toutefois pas longtemps aux poids des usages graphiques modernes qui se sont établis depuis plusieurs décennies.
Plus généralement, la langue écrite du XIVe siècle prend aussi ses distances avec des usages linguistiques (essentiellement morphologiques) qui, s’ils sont encore présents à l’écrit au XIIIe siècle, finissent par sembler trop éloignés des usages oraux pour apparaître comme encore acceptables dans l’occitan administratif du consulat. Cette modernisation de la langue passe en premier lieu par la suppression du cas sujet dans le Petit Thalamus alors qu’il est encore régulièrement repris à la fin du XIIIe siècle dans les manuscrits les plus anciens (li home, coms), même s’il n’est déjà plus maîtrisé correctement (li homes).
ms. 20807-9 | ms. fr. 14507 | ms. fr. 11795 | H119 | AA9 |
En l’an de M et CC XXII en mai prezeron Boissazon li home de Monpeslier. Et en aquel an mori en R. coms de San Gili e may. | En l’an M CC XXII, el mes de mai, fon pres Boissazon e prezeron lo los homes de Mon-peslier ; & en aquel an meteis, el mes de setembre, mori en R., coms de San-Gili, a Toloza. | En l’an de M et CC XXII, el mes de mai, fon pres Boichazon e prezeron lo li homes de Monpeslier; et en aquel an mori en R., coms de Toloza. | En l’an de .M. e. CC. e .xxii, el mes de mai, fon pres Boicharo, e prezero lo li home de Mont-p[e]l[ie]r. Et en aquel an mori en R., coms de Tolosa. | A mieg may fo pres lo luoc de Boyssezon per los homes de Montpellier ; et aquel an mori lo dich comte de Toloza. |
La disparition du cas sujet a sans doute des conséquences sur la
réorganisation syntaxique. On notera par exemple dans le tableau
ci-dessous l’adaptation faite de prezeron
Boissazon li home de Monpeslier
par la forme passive
fo pres lo luoc de Boyssezon per los
homes
dans les annales du manuscrit AA9. La présence de
quelques vestiges de ces formes de cas sujet que l’on trouve dans
les premières années de rédaction des annales du Petit
Thalamus est simplement due au fait que certains
passages ont été recopiés directement, sans être modernisés. Pour
d’autres formes lexicales, la disparition du cas sujet est sans
doute à l’origine d’une nouvelle répartion fonctionnelle des formes
de l’ancien système bicasuel, une forme comme senher devenant un titre de civilité très largement
utilisé pour les consuls (lo senher en Johan
Azemar
) alors que la forme senhor semble dorénavant
réservée à une fonction plus élevée dans la hiérarchie sociale
(lo senhor rey
, lo senhor de la Palhada
). Même si elle
est encore présente à plusieurs reprises dans le Petit
Thalamus, on voit également disparaître progressivement
la graphie étymologique de Montpellier notée Montpeslier dans les anciens manuscrits. Cette forme qui
apparaît sans doute trop éloignée de la prononciation du XIVe conduit probablement à établir une plus
grande correspondance entre la graphie de Montpellier et sa
prononciation.
Bien que plus discrètement sans doute, la morphologie verbale évolue
elle aussi. Pour le prétérit des verbes en –ir, les Leys d’Amors considèrent au XIVe siècle comme contraires au bon usage
littéraire les formes en –i pour la troisième
personne du prétérit et préconisent l’usage des formes en -ic (donx pecco cil que
dizo en la dicha tersa singular persona : parti,
suffri
). On imagine aisément que ce qui est senti comme
fautif à Toulouse a pu également le devenir à Montpellier. La norme
n’est pas une création de grammairien ou de poète, mais enregistre
sans doute plutôt un emploi effectif de formes spécifiques utilisées
par une élite sociale et culturelle qui lui confère un prestige que
n’a pas la forme populaire. La réduction drastique des formes en
–i au XIVe siècle
dans le Petit Thalamus participe sans doute de ce
mouvement. Du début de la rédaction des annales jusqu’aux années
1380, on ne trouve que des finales en –i
(parti, segui, auzi, mori, fugi,
etc.). À partir des années 1380, les formes en –ic et –it se substituent
progressivement aux formes en –i, même si
elles ne disparaissent pas encore complètement : auzit (1389), auzic (1400, 1415), morit (1382, 1421), moric (2 occurrences en 1413), seguit (1406), seguic (1406, 2 occurrences en 1407, 2 occurrences en 1413, 1415, 1417), partic (11 formes entre 1408 et 1416), partit ( 1382, 1408, 1409, 1420). Les formes en –ic l’emportent en nombre sur les formes en
–it et l’allongement progressif des
épisodes narratifs des annales favorise l’apparition de nouveaux
verbes presque tous systématiquement notés avec –ic : legic, requeric, procesic, complic, issic, etc. En dépit d’une seule forme en
–it en finale que l’on trouve encore en
1420 ([…] et pueys s’en partit
.),
il n’est pas impossible que les
autres formes en –it renvoient à un phénomène
oral d’assimilation puisque on ne les trouve que devant une consonne
dentale (partit de Monpelier
, partit d’esta vila
).
Les prétérits forts en -s (fes, dis, mes, pres, etc.) montrent de leur côté que doit exister un polymorphisme pour certains verbes à la troisième personne du pluriel. Le contact problématique de la sifflante avec le morphème –ron (*zron) conduit au passage de –s à yod. On trouve assez fréquemment les formes meyron et feyron. À partir des années 1360, la forme mezeron remplace définitivement la forme meyron, même si la forme feyron continue d’être utilisée à côté de la forme classique feron. La voyelle épenthétique e a cependant conduit à un déplacement de l’accent tonique sur cette voyelle faisant d’elle une voyelle tonique et ouverte (prezeron, mezeron, disseron, destrusseron, escrisseron, traysseron). Pour les prétérits faibles en –è (anet, aneron ; portet, porteron ; donet, doneron, etc.), le morphème de troisième personne du pluriel présente assez régulièrement le n final (on comptabilise seulement 14 formes en –ero pour 385 formes en –eron). On peut y voir un signe de respect d’une norme écrite déjà suffisamment contraignante pour refuser d’enregistrer l’amuïssement caractéristique de la prononciation de ces formes de conjugaison.
L’occitan écrit du Petit Thalamus, s’il s’éloigne des
réalisations orales ou populaires, se caractérise donc par le souci
d’en faire un outil de communication moderne qui puisse s’articuler
correctement avec les autres registres de la langue et soit
notamment conforme aux évolutions morphologiques et aux règles
graphiques qui se sont établies. À partir de 1340, la mutation administrative
du consulat11. Chastang 2013 conduit également à une rupture formelle qui
se caractérise notamment par la présence d’un code graphique
relativement homogène par rapport aux solutions graphiques utilisées
pour l’occitan des premiers Petits Thalami. Le
rattachement de Montpellier à la couronne de France va de pair avec
la construction d’un pouvoir bureaucratique nouveau dans la ville.
Et le travail d’élaboration et de stabilisation graphique de
l’occitan accompagne cette mutation administrative. Si les notaires
publics chargés de la rédaction des textes officiels du consulat au
XIIIe siècle usaient de pratiques
graphiques hétérogènes, c’est que précisément chaque office notarial
était conduit à proposer ses propres solutions graphiques en
l’absence de modèle, même si l’on peut aisément imaginer qu’avec le
temps s’est mis en place un héritage cumulatif de pratiques qui
pouvait se transmettre de notaire en notaire. En même temps que se
fixent des normes administratives nouvelles, le remaniement du
Petit Thalamus dans les années 1340 s’effectue en
fonction de critères linguistiques nettement plus assurés que dans
les premiers manuscrits. Dans tous les cas, la
fonctionnarisation des notaires
, selon
l’expression utilisée par Pierre Chastang, autrement dit
l’intégration des notaires au sein même du personnel du consulat
dans les années 1340, si elle aboutit à une nouvelle hiérarchie des
fonctions notariales au sein du consulat, permet sans doute
également aux consuls un contrôle plus strict des productions
écrites notariales.
La durée des carrières des notaires au sein-même du consulat
accentue sans doute aussi la stabilisation des normes d’usage. Le
seul fait qu’à partir de la prise de fonctions du notaire Pèire Gili
en 1361 on observe un plus grand nombre de corrections
orthographiques et grammaticales permet en outre de supposer que les
scribes ont une représentation déjà bien plus élaborée de ce que
doit être la norme d’écriture de l’occitan. Le souci linguistique
conduit également à modifier des formes qui pourraient être conçues
comme trop influencées par le français (embassadors > ambayssadors ;
Dalphi > Dalfi ; Madame > Madama, etc.). Même si les titres de
civilité français sont occitanisés, leur présence ne provoque pas la
disparition de leurs équivalents autochtones : Madama, forme utilisée pour désigner la reine de France
(madama la regina de Fransa
) ne
remet pas en cause l’utilisation de madona dans d’autres circonstances, voire pour la même
reine (madona Yzabels de Fransa
).
L’intégration de gallicismes dans l’occitan médiéval ne représente
pas encore une menace pour son lexique, mais entraîne sans doute
plutôt une réorganisation fonctionnelle de ces usages : une forme
comme messier ne semble avoir pour seul usage que de
servir de titre académique pour désigner les juristes (bacheliers,
licenciés ou docteurs en droit).
Jusqu’en 1426, date à laquelle la rédaction des annales sera interrompue, on ne relève pas de signes majeurs qui pourraient laisser penser que l’occitan est entré dans un processus de délabrement face à la concurrence du français. L’occitan écrit jusqu’en 1426 dans les annales reste relativement homogène et conforme aux usages “classiques”.