Le Petit Thalamus de Montpellier

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Les annales occitanes, introduction linguistique

par Hervé Lieutard (LLACS)
Dernière mise à jour : 19 février 2021

Un occitan moderne

Si certains indices permettent de déceler une prise de distance avec des formes orales conçues comme inadaptées au registre officiel écrit du Petit Thalamus, le manuscrit AA9 se caractérise en même temps par une forme de langue modernisée par rapport aux témoins manuscrits les plus anciens du consulat. Ces formes modernes sont sans doute perçues comme plus adéquates aux évolutions phonétiques et morphologiques qui caractérisent la langue du XIVe siècle.

Dans le Petit Thalamus, le registre écrit se débarrasse définitivement des lambeaux de diglossie qui le rattachaient encore au latin par certains aspects. Dans les quatre premières années de la rédaction des listes consulaires du manuscrit AA9, la datation fait encore usage du latin comme par exemple en 1204 : Anno dominice Incarnationis m ducentesimo quarto, foron cossols n’Austorc d’Orlhac, en Regort, en Pons Audeguier … ; mais dès l’année 1208, c’est en occitan que la date est donnée et ce sera la règle jusqu’à la dernière année de rédaction des annales : En l’an de m et ccviii, foron cossols en Johan d’Orlhac…. Les autres formes latines encore présentes dans les annales occitanes représentent majoritairement des citations de sermons ou se rattachent au lexique liturgique, mais ces dernières formes pourront finir à leur tour par se soumettre à la morphologie de la langue occitane que ce soit par leur adaptation au pluriel occitan ( las III Ave Marias del vespre1317 ) ou par l’occitanisation de l’adjectif possessif ( dos Pater nostres1411 ).

Dans cette tendance à la modernisation de l’occitan écrit, il faut bien sûr apporter quelques nuances. Les scribes du consulat n’en oublient pas pour autant le latin en parant certaines formes lexicales de consonnes pourtant amuïes dans la langue orale (supplicacio, abbat, peccat, etc.), même si ces formes sont assez minoritaires par rapport à des formes généralement plus conformes aux usages linguistiques contemporains. C’est sans doute le lexique liturgique, surtout connu dans sa forme latine, qui est le plus concerné. Au gré des changements de notaires du consulat, on peut voir émerger certaines modes graphiques qui tendent à renouer avec des formes attestées dans les plus anciens manuscrits. C’est le cas par exemple du notaire Pèire Gili qui, dans les années 1360, a tendance à restaurer des formes lexicales anciennes, comme Montpeslier ou Guillem, telles qu’on les trouvait dans les premiers manuscrits occitans du consulat. C’est aussi durant la période d’exercice de ce notaire que l’on voit se multiplier des formes plus étymologiques (apparelhar, cappella, officier, sancta, etc.) . Si le recours à ces formes anciennes peut sans doute apparaître à ce moment-là comme une tentative individuelle de donner une dignité plus grande à la langue par le recours à la tradition la plus ancienne, cette tendance ne résistera toutefois pas longtemps aux poids des usages graphiques modernes qui se sont établis depuis plusieurs décennies.

Plus généralement, la langue écrite du XIVe siècle prend aussi ses distances avec des usages linguistiques (essentiellement morphologiques) qui, s’ils sont encore présents à l’écrit au XIIIe siècle, finissent par sembler trop éloignés des usages oraux pour apparaître comme encore acceptables dans l’occitan administratif du consulat. Cette modernisation de la langue passe en premier lieu par la suppression du cas sujet dans le Petit Thalamus alors qu’il est encore régulièrement repris à la fin du XIIIe siècle dans les manuscrits les plus anciens (li home, coms), même s’il n’est déjà plus maîtrisé correctement (li homes).

ms. 20807-9ms. fr. 14507ms. fr. 11795H119AA9
En l’an de M et CC XXII en mai prezeron Boissazon li home de Monpeslier. Et en aquel an mori en R. coms de San Gili e may. En l’an M CC XXII, el mes de mai, fon pres Boissazon e prezeron lo los homes de Mon-peslier ; & en aquel an meteis, el mes de setembre, mori en R., coms de San-Gili, a Toloza.En l’an de M et CC XXII, el mes de mai, fon pres Boichazon e prezeron lo li homes de Monpeslier; et en aquel an mori en R., coms de Toloza.En l’an de .M. e. CC. e .xxii, el mes de mai, fon pres Boicharo, e prezero lo li home de Mont-p[e]l[ie]r. Et en aquel an mori en R., coms de Tolosa.A mieg may fo pres lo luoc de Boyssezon per los homes de Montpellier ; et aquel an mori lo dich comte de Toloza.

La disparition du cas sujet a sans doute des conséquences sur la réorganisation syntaxique. On notera par exemple dans le tableau ci-dessous l’adaptation faite de prezeron Boissazon li home de Monpeslier par la forme passive fo pres lo luoc de Boyssezon per los homes dans les annales du manuscrit AA9. La présence de quelques vestiges de ces formes de cas sujet que l’on trouve dans les premières années de rédaction des annales du Petit Thalamus est simplement due au fait que certains passages ont été recopiés directement, sans être modernisés. Pour d’autres formes lexicales, la disparition du cas sujet est sans doute à l’origine d’une nouvelle répartion fonctionnelle des formes de l’ancien système bicasuel, une forme comme senher devenant un titre de civilité très largement utilisé pour les consuls (lo senher en Johan Azemar) alors que la forme senhor semble dorénavant réservée à une fonction plus élevée dans la hiérarchie sociale (lo senhor rey, lo senhor de la Palhada). Même si elle est encore présente à plusieurs reprises dans le Petit Thalamus, on voit également disparaître progressivement la graphie étymologique de Montpellier notée Montpeslier dans les anciens manuscrits. Cette forme qui apparaît sans doute trop éloignée de la prononciation du XIVe conduit probablement à établir une plus grande correspondance entre la graphie de Montpellier et sa prononciation.

Bien que plus discrètement sans doute, la morphologie verbale évolue elle aussi. Pour le prétérit des verbes en –ir, les Leys d’Amors considèrent au XIVe siècle comme contraires au bon usage littéraire les formes en –i pour la troisième personne du prétérit et préconisent l’usage des formes en -ic (donx pecco cil que dizo en la dicha tersa singular persona : parti, suffri). On imagine aisément que ce qui est senti comme fautif à Toulouse a pu également le devenir à Montpellier. La norme n’est pas une création de grammairien ou de poète, mais enregistre sans doute plutôt un emploi effectif de formes spécifiques utilisées par une élite sociale et culturelle qui lui confère un prestige que n’a pas la forme populaire. La réduction drastique des formes en –i au XIVe siècle dans le Petit Thalamus participe sans doute de ce mouvement. Du début de la rédaction des annales jusqu’aux années 1380, on ne trouve que des finales en –i (parti, segui, auzi, mori, fugi, etc.). À partir des années 1380, les formes en –ic et –it se substituent progressivement aux formes en –i, même si elles ne disparaissent pas encore complètement : auzit (1389), auzic (1400, 1415), morit (1382, 1421), moric (2 occurrences en 1413), seguit (1406), seguic (1406, 2 occurrences en 1407, 2 occurrences en 1413, 1415, 1417), partic (11 formes entre 1408 et 1416), partit ( 1382, 1408, 1409, 1420). Les formes en –ic l’emportent en nombre sur les formes en –it et l’allongement progressif des épisodes narratifs des annales favorise l’apparition de nouveaux verbes presque tous systématiquement notés avec –ic : legic, requeric, procesic, complic, issic, etc. En dépit d’une seule forme en –it en finale que l’on trouve encore en 1420 ([…] et pueys s’en partit.), il n’est pas impossible que les autres formes en –it renvoient à un phénomène oral d’assimilation puisque on ne les trouve que devant une consonne dentale (partit de Monpelier, partit d’esta vila).

Les prétérits forts en -s (fes, dis, mes, pres, etc.) montrent de leur côté que doit exister un polymorphisme pour certains verbes à la troisième personne du pluriel. Le contact problématique de la sifflante avec le morphème –ron (*zron) conduit au passage de –s à yod. On trouve assez fréquemment les formes meyron et feyron. À partir des années 1360, la forme mezeron remplace définitivement la forme meyron, même si la forme feyron continue d’être utilisée à côté de la forme classique feron. La voyelle épenthétique e a cependant conduit à un déplacement de l’accent tonique sur cette voyelle faisant d’elle une voyelle tonique et ouverte (prezeron, mezeron, disseron, destrusseron, escrisseron, traysseron). Pour les prétérits faibles en –è (anet, aneron ; portet, porteron ; donet, doneron, etc.), le morphème de troisième personne du pluriel présente assez régulièrement le n final (on comptabilise seulement 14 formes en –ero pour 385 formes en –eron). On peut y voir un signe de respect d’une norme écrite déjà suffisamment contraignante pour refuser d’enregistrer l’amuïssement caractéristique de la prononciation de ces formes de conjugaison.

L’occitan écrit du Petit Thalamus, s’il s’éloigne des réalisations orales ou populaires, se caractérise donc par le souci d’en faire un outil de communication moderne qui puisse s’articuler correctement avec les autres registres de la langue et soit notamment conforme aux évolutions morphologiques et aux règles graphiques qui se sont établies. À partir de 1340, la mutation administrative du consulat11. Chastang 2013 conduit également à une rupture formelle qui se caractérise notamment par la présence d’un code graphique relativement homogène par rapport aux solutions graphiques utilisées pour l’occitan des premiers Petits Thalami. Le rattachement de Montpellier à la couronne de France va de pair avec la construction d’un pouvoir bureaucratique nouveau dans la ville. Et le travail d’élaboration et de stabilisation graphique de l’occitan accompagne cette mutation administrative. Si les notaires publics chargés de la rédaction des textes officiels du consulat au XIIIe siècle usaient de pratiques graphiques hétérogènes, c’est que précisément chaque office notarial était conduit à proposer ses propres solutions graphiques en l’absence de modèle, même si l’on peut aisément imaginer qu’avec le temps s’est mis en place un héritage cumulatif de pratiques qui pouvait se transmettre de notaire en notaire. En même temps que se fixent des normes administratives nouvelles, le remaniement du Petit Thalamus dans les années 1340 s’effectue en fonction de critères linguistiques nettement plus assurés que dans les premiers manuscrits. Dans tous les cas, la fonctionnarisation des notaires, selon l’expression utilisée par Pierre Chastang, autrement dit l’intégration des notaires au sein même du personnel du consulat dans les années 1340, si elle aboutit à une nouvelle hiérarchie des fonctions notariales au sein du consulat, permet sans doute également aux consuls un contrôle plus strict des productions écrites notariales. La durée des carrières des notaires au sein-même du consulat accentue sans doute aussi la stabilisation des normes d’usage. Le seul fait qu’à partir de la prise de fonctions du notaire Pèire Gili en 1361 on observe un plus grand nombre de corrections orthographiques et grammaticales permet en outre de supposer que les scribes ont une représentation déjà bien plus élaborée de ce que doit être la norme d’écriture de l’occitan. Le souci linguistique conduit également à modifier des formes qui pourraient être conçues comme trop influencées par le français (embassadors > ambayssadors ; Dalphi > Dalfi ; Madame > Madama, etc.). Même si les titres de civilité français sont occitanisés, leur présence ne provoque pas la disparition de leurs équivalents autochtones : Madama, forme utilisée pour désigner la reine de France (madama la regina de Fransa) ne remet pas en cause l’utilisation de madona dans d’autres circonstances, voire pour la même reine (madona Yzabels de Fransa). L’intégration de gallicismes dans l’occitan médiéval ne représente pas encore une menace pour son lexique, mais entraîne sans doute plutôt une réorganisation fonctionnelle de ces usages : une forme comme messier ne semble avoir pour seul usage que de servir de titre académique pour désigner les juristes (bacheliers, licenciés ou docteurs en droit).

Jusqu’en 1426, date à laquelle la rédaction des annales sera interrompue, on ne relève pas de signes majeurs qui pourraient laisser penser que l’occitan est entré dans un processus de délabrement face à la concurrence du français. L’occitan écrit jusqu’en 1426 dans les annales reste relativement homogène et conforme aux usages “classiques”.