Le Petit Thalamus de Montpellier

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La chronique française, introduction linguistique

par Chantal Wionet (Université d’Avignon et HEMOC)

Longueur des phrases

Les segments séparés par des points excèdent largement ce que nous appelons aujourd’hui des phrases. Ce sont des unités qui se construisent par accumulation et empilements, comme tente de le montrer la présentation en grille de la phrase suivante, relativement représentative : L’an mil cinq cens et trois, estans consulz les nobles et honnourables hommes sires Jacques Bucelli, Pierre de Leuze, Loys Pance, Jehan Serilhan, Anthoine Magat et Anthoine Blaquiere, le reverend pere en Dieu maistre Vincent de Chastelneuf, general de tout l’ordre des freres prescheurs de mons[eigneu]r saint Dominique, certiffié et bien adverti du deshordre que avoient parcidevant tenue les freres de l’ordre des freres prescheurs de la ville de Montpellier, affin de reformer led[it] couvent et leur faire tenir la reigle de mons[eigneu]r saint Dominique, desparties d’Italie ou led[it] maistre general fait sa residence continue, vint en ladicte ville de Montpellier, auquel fust faicte par lesdictz seigneurs consulz, bourgeois et autres gens de bien de ladicte ville grande honneur et reverence telle que luy appartenoit. (1503).

Outre que, dans le détail, l’ordre des mots, on l’a vu plus haut, est relativement différent de l’ordre moderne (les inversions sont plus nombreuses), il faut ajouter, du point de vue de l’architecture générale, que la « phrase » ne se construit pas de manière linéaire mais selon une succession d’étage. Autrement dit, les liaisons syntaxiques sont peu nombreuses – peu de liaisons logiques, peu de conjonctions – tandis que les référents, circonstances et prédicats sont précisés au gré d’une addition de traits. Et quand ces traits sont reliés entre eux, c’est de façon assez lâche : par exemple, le relatif « auquel » qui réfère à « maistre Vincent de Chastelneuf » est séparé de cet antécédent par divers éléments syntaxiques, ce que ne permettrait pas aujourd’hui la règle de proximité.

Parallèlement à la présence relativement faible des liens logiques, les types d’énoncés les plus courants dans la Chronique ne sont pas de type analytique. Ceci a encore une conséquence sur la syntaxe, puisque seule l’écriture analytique peut imposer un ordre strict des propositions ; l’explication, la description ou la réglementation peuvent en revanche autoriser certaines souplesses dans l’ordonnancement des syntagmes ou des propositions.

Toutefois, le nombre de scripteurs ainsi que les différents genres présents dans la Chronique rendent toute généralisation abusive. Mieux vaut alors mettre en avant certains moments remarquables en ce qu’ils rendent compte de la diversité des contenus et des formes. Par exemple, le long segment qui suit est saisissant de modernité :

Premierement, le lundi sexsiesme dudict moys de septembre, toutz les archevesques et evesques cy dessoubz nommés s’assemblerent en l’esglise cathedralle de Tours nommee Sainct Gacien, chescun vestu de sa cloche de camelot, furent assiz aux chieres du cueur de ladicte eglise en laquelle estoit le Roy, près du grant autel, presens monsieur le chancellier en la prochaine chaire de l’autel de main droicte, estoit assis puys monseigneur de Lyon qui presidoit, aupres duquel monseigneur de Sens se voulut mectre mais monseigneur de Bourges l’en garda et se poussarent tres bien, touteffoy monseigneur de Bourges gaingna et fut assiz au tiers lieu, mais monseigneur de Sens craignant scandalle se mist a genoulx entre monseigneur de Lyon et monseigneur de Bourges tout du long de la messe en oraison par force, toutz les autres evesques estoyent assiz selon ce qu’ilz entrarent dedans l’esglise, la messe fut dicte haulte de sainct sperit parmonseigneur de Tournai et chantee par les chantres du roy, laquelle achevee fut faicte au cueur par le confesseur du roy, une petite collacion de laquelle estoit le teme Congregate illi sanctos eius et ordinant testamentum illius super sacrifficia, puis après lesdictz evesques s’en allarent deux et deux au lieu ou se devoient assembler, que estoit en une salle grande de l’archevesqué de Tours, laquelle estoit merveilheusement bien tendue de belle tapisserie. (1510)

Malgré l’étendue du mouvement, la clarté du propos tient à la vigueur du style. La scène ici est bien sûr structurée par des éléments temporels  - puys, puis, et… - et spatiaux - près de, auprèsduquel, entre… -, mais tout son intérêt tient dans l’exposé de l’organisation si sophistiquée des places, à travers notamment les remarques introduites par des mais, touteffoy. La voix propre du scripteur se fait alors entendre plus nettement qu’à d’autres moments de la Chronique, dont le style semble se rapprocher ici de celui des mémorialistes du siècle suivant (le Cardinal de Retz, le duc Saint-Simon), tant par le type de commentaire (les lieux et places, capitaux dans une société de Cour), que par le choix de la scène (un ballet de robes aux empressements courtisans).

Entre la première phrase étudiée et celle-ci, la distance stylistique est frappante, mais pas la distance temporelle (1503-1510) : or même si les textes ne sont pas écrits à la date indiquée, vraisemblablement l’écart n’excède pas une dizaine d’années, temps trop court pour que puisse jouer un changement général dans la langue. C’est donc plutôt un choix stylistique qu’il faudrait invoquer, ce qui suggère encore que la langue commune du 16e siècle, telle qu’elle se lit dans la Chronique française, présente des formes différentes selon les circonstances du discours, diversité que le 17e siècle cherchera à réduire à tout prix.