Le Petit Thalamus de Montpellier

Top

Les annales occitanes, introduction linguistique

par Hervé Lieutard (LLACS)
Dernière mise à jour : 19 février 2021

Notation des nasales et des latérales

Un certain nombre de formes graphiques témoignent clairement de l’amuïssement de la nasale finale n tant dans le lexique (pavalho, mati) que dans les formes verbales de troisième personne du pluriel (anavo, volgro, feron). La variation dans la graphie de certains noms de familles peut refléter cet amuïssement oral, même si les formes notées avec n sont majoritaires (Seguin/Segui, Talhapan/Talhapa, Sabran/Sabra). Il est de même pour le lexique. On trouve par exemple 16 occurrences de camin pour 4 occurrences de cami (la première apparaissant seulement en 1375). Ces formes restant minoritaires dans les annales, on peut donc penser que, dans la majorité des cas, le choix de la notation graphique de cet n final correspond à un choix normatif. Cela dit, une observation plus précise des formes dépourvues de cet n graphique semble indiquer que la chute des n finaux posttoniques dans les formes verbales doit être plus précoce que dans les formes lexicales. C’est surtout au XVe siècle que les formes lexicales sans n commenceront à être plus nombreuses (lati et Cathala en 1416).

Le système utilisé par les scribes du consulat tend à respecter la notation de la nasale, mais certains cas favorables à la disparition de n en coda syllabique interne conduisent à ne pas transcrire ces nasales. C’est le cas pour les formes où n se trouve devant f (cofessar, cofermat, ufern). C’est en revanche la pratique majoritaire pour n devant s (comessament, cossol). À côté de 664 formes transcrites cossol/cossolat, on ne trouve que 16 formes écrites consol/consolat dans l’ensemble des annales. La situation est plus contrastée pour les formes préfixées (conservar/ coservar, cofessar/confessar) avec un net avantage pour les formes avec n, ce qui s’explique aisément puisque le préfixe est obligatoirement transcrit avec nasale (n ou m) devant les autres consonnes (conclaus, combatre, etc). En fin de mot, devant la marque de pluriel, il est possible que n soit sensible à l’amuïssement plus précocement. Le mot man attesté 16 fois au singulier dans les annales, n’apparaît que sous la forme mas au pluriel (de las mas, en las mas : 6 occurrences au total).

Dans la majorité des cas, il est possible d’établir une opposition entre la graphie l pour représenter la latérale l (castelan, apelat) dans le lexique général et la graphie ll utilisée pour la géminée ll (sollempna, sollicitar, nulla) dans les formes savantes. Il ne faut pas confondre cette notation avec la notation qu’utilise le notaire Pèire Gili à partir de 1361 pour noter la latérale palatale (Guillem sur le modèle latin Guillelmus présent dans le Grand Thalamus) par imitation des plus anciens manuscrits du consulat.

Il faut noter cependant qu’un certain nombre de formes de l’AA9 notées à l’aide de ll dans les années 1330 (aquell, novell, Castell, Calvell) ne renvoient pas à une distinction phonétique entre consonne simple et consonne géminée. Même si l’on peut rattacher ces formes à l’étymologie, on peut aussi peut-être y lire une volonté de distinguer la latérale alvéolaire lll de la latérale vélarisée lɫ. Cette hypothèse peut être mise en relation avec l’évolution qui caractérise le languedocien montpelliérain actuel où s’est définitivement établie en coda syllabique une distinction claire entre w issu de L (ostau) et l issu de LL (castèl).

Les digrammes lh et nh

Les digrammes lh et nh sont présents dès le début du Petit Thalamus et jusque dans les dernières années de la rédaction en occitan pour noter la nasale palatale ɲ et la latérale palatale ʎ. On relève cependant un décalage important dans la mise en place de ces deux digrammes de l’occitan dans les manuscrits les plus anciens du XIIIe siècle. Le digramme nh semble connu de longue date et est même utilisé dans les formes latines du Grand Thalamus où l’on trouve par exemple Petrus Gazainnhaire (Pèire Gasanhaire), B. de Montanhaco (Bernat de Montanhac) Raimundus de Luganhacco (Raimond de Luganhac). En revanche, lh semble totalement inconnu des premiers scribes du consulat. Il est absent dans le Grand Thalamus et dans les premiers Petits Thalami. Il n’apparaît régulièrement que dans les années 1270, dans le ms. fr 11795. Le tableau d’occurrences suivant montre que par la suite l’usage des deux digrammes s’équilibre.

J339AA420807-809Naf 4337Fr. 11795Fr. 14507H 119AA9
lh0111. N’Es. de Candillhanegues (Estève de Candilhargues) en 1270.00193222. Sollelh et luna vermelha e negra.702038
nh103382430012642770

En l’absence du digramme lh dans les premiers textes occitans du consulat, c’est la forme étymologique latine ll qui représente la latérale palatale. Le ms. Naf 4337 utilise également l simple pour représenter ce son.

J339AA4Naf 4337Fr. 11795H 119AA9
1204Austorgus de OrllacoAustorgus de Orllacon’Austorc d’Orlacn’Austorc d’Orllacn’Austorc d’OrlhacN’Austorc d’Orlhac
1251xOstor d’OrllacAustor d’OrlacAutorc d’Orlhacen Austorc d’OrlhacAutorc d’Orlhac

Même si l’apparition de lh peut sembler relativement récente dans le Petit Thalamus, son utilisation y est assez régulière et ne donne pas véritablement lieu à des erreurs d’usage. Le digramme lh sert également à représenter la latérale palatale de la quasi-totalité des formes toponymiques françaises et étrangères : Polha (Pouille), Malhorca (Majorque), Montelh de Castilha (Montiel), Orlhes (Orléans), Calher (Cagliari), Sancta Cornilha (Saint-Corneille).

Le digramme nh est majoritaire pour rendre compte de la nasale palatale, même s’il va de soi que l’on ne peut pas se prononcer sur les nombreuses abréviations présentes dans le manuscrit AA9 (lo sen, mossen, sen’, sen’r, …). La régularité d’emploi de nh pour adapter les toponymes étrangers (Campanha, Borgonha, etc.) montre à quel point ce digramme est solidement ancré dans le système. En revanche, les formes savantes présentes dans les annales perpétuent l’emploi de la graphie latine gn (la endignacion del rey, lo regne, assignet, benigna, Santa Agnes, Valmagna). Ce digramme gn renvoie sans doute à une prononciation gn (ou nn si la gémination a déjà tendance à s’opérer lorsqu’une occlusive se trouve en coda syllabique devant une autre consonne).

Alors même que l’existence de nh semble attestée anciennement dans les textes occitans du consulat, la nasale palatale peut aussi parfois se présenter sous des graphies différentes. Face à un total de 2770 formes en nh dans le Petit Thalamus, les écarts graphiques peuvent toutefois se résumer à une dizaine de types. À côté de nh, la forme la plus fréquente est représentée par nhi (senhier, senhiors, Calvinhia, Taurinhia, Vinhias, Serinhia, etc.), attestée 17 fois. Cet usage correspond à la période où Joan Laurenç est notaire du consulat, entre 1331 et 1347. Dans ce cas précis, le recours à i semble indiquer que h n’a pas semblé suffisant au notaire pour indiquer la palatalisation de la nasale. On trouvera plus tard dans les années 1390, un procédé similaire qui utilise y (senyor, senyhor). En 1342, on observe même les deux formes sehior et Avihio (senhor, Avinhon) dans lesquelles n a paru superflu au scribe pour noter la nasale palatale. Dans d’autres cas isolés qui apparaissent dans les années 1380, c’est le digramme ch plus communément utilisé pour représenter la consonne affriquée palatale t͡ʃ qui est utilisé à la place de hcomme marque de palatalisation de la nasale (senchor, Cataloncha, Avinchon). ch peut même parfois se substituer complètement à nh (sechors, Borgocha). On peut relever encore d’autres formes surprenantes que l’on attribuera à une maîtrise insuffisante du système graphique. Nous donnons une simple énumération de quelques unes de ces confusions graphiques : utilisation de lh au lieu de nh (mosselhor, silhal pour monsenhor et senhal en 1368 et 1388), fusion des deux digrammes (senlhor et senhlor en 1420 et 1421). Ces écarts graphiques, isolés au fil des époques, montrent que certains scribes ont pu être insuffisamment formés à la maîtrise du système de correspondances entre son et graphèmes.

Neutralisation et assimilations

Même si quelques variations graphiques présentes dans l’AA9 pour la notation des noms de famille (p.e. Guilhem del Truelh/ Truolc/Truel) rendent compte dès le début du XIVe siècle de certaines hésitations entre une orthographe normée et une graphie plus oralisante et peuvent laisser penser que la neutralisation de la latérale palatale finale est acquise à l’oral, ce n’est véritablement qu’à la fin du XIVe siècle qu’on peut noter que, dans quelques cas, le graphème l remplace lh en position finale dans le lexique dans quelques rares formes, non seulement au pluriel (4 occurrences de viels), mais aussi pour quelques formes au singulier (jul, fil, solhel). Les formes ne sont pas assez nombreuses pour savoir s’il est possible de les interpréter comme le signe d’une dépalatalisation définitivement acquise de ʎ en l en fin de mot au singulier. Le mot solelh écrit à deux reprises solhel en 1416 et 1426 pourrait laisser penser que la dépalatalisation finale est déjà suffisamment avancée pour qu’on ne sache plus vraiment où placer le h dans cette forme prononcée suˈlel aujourd’hui à Montpellier. Signalons au passage que ce phénomène accompagne sans doute la dépalatalisation de ɲ. Le fait qu’un scribe ait rajouté un h suscrit sur la forme resen(h) en 1397 peut indiquer que la dépalatalisation est déjà acquise dans l’usage oral. On relève pour junh une forme isolée jung en 1391, et à partir de cette date la forme junh disparaît définitivement. Jusqu’en 1429, on ne trouvera plus que la forme jun à neuf reprises.

Quelques variantes orthographiques permettent de supposer qu’existent des phénomènes d’assimilation des occlusives et des nasales devant une autre nasale. Cette immiscion de formes orales semble particulièrement affecter le scribe qui officie en 1391 où nous trouvons senmana (1391), dannages (1391). La correction faite en 1391 sur la forme aviam corrigée en avian dans totz los autres mestiers que aviam avian festejat y vengron paratz apparaît comme une volonté de gommer à l’écrit l’intrusion d’un phénomène d’assimilation de la nasale en labiodentale devant f. On retrouve ce même phénomène d’assimilation bilabiale dans la forme gram magnifficencia (1413) ou dans semmana (1408).

À l’inverse, certaines insertions consonantiques qui n’ont aucune justification étymologique (sollempne, dampnatge, etc.) peuvent avoir pour fonction de signaler que certaines formes lexicales savantes doivent échapper aux phénomènes d’assimilation. Le p de dampnatge doit induire une prononciation bilabiale mn, même si, en 1422, une forme isolée comme dannages enregistre un écart par rapport à cette règle. Plus généralement, on peut sans doute supposer que les formes savantes doivent échappent aux phénomènes d’assimilation qui caractérisent les formes populaires.